Les Demeures de l’Amour dans la Poésie de Mame Khalifa Niass

Mame Khalifa Niass

« Au nom d’Allah, le clément, le miséricordieux
Louange à Celui qui a créé l’homme et lui a enseigné l’éloquence (bayân) et qui a fait descendre les quantités (maqâdîr) et les mesures (awzân)...
Que le salut d’Allah soit sur le prophète Muhammad, sa famille et ses compagnons
Qu’Allah soit satisfait du sceau des élus Seydina Ahmad Tidjani »

L’Amoureux, l’Amour et le Vin : Aperçu sur les Demeures de l’Amour dans la Poésie de Khalifa El Hadji Mouhamad Niass

Le genre poétique a longtemps occupé une place de choix dans la littérature arabe. En effet, Les poètes abordent le plus souvent dans leurs écrits des thèmes divers : amour, vanité, louanges, élégies, souvenirs ainsi de suite. Néanmoins, pour les poètes mystiques soufis, l’Amour au sens large du terme semble être le thème dominant dans leurs écrits. Le poète soufi use de sa plume la plus part du temps pour mettre en exergue son amour pour Allah (swt), pour le prophète Mouhamad (Que la paix d’Allah soit sur lui) et son attachement à son enseignement et ses pratiques. D’emblée Le Coran et la Sounna exalte et incite le croyant à l’amour d’Allah et de son Prophète, il suffit de citer ce hadith rapporté par Anas : « Aucun de vous n’est véritablement croyant, tant que je ne suis pas plus cher pour lui que sa propre âme » (lâ yu‘minu ahadukum hatta akuna ahabba ilayhi min nafsihi). Selon le poète soufi, la clé du bonheur et la récompense dans le monde ici-bas et dans l’au-delà réside sans conteste dans un amour fidèle et sincère pour le Messager d’Allah (Que la paix d’Allah soit sur lui). Ainsi, à travers la beauté et l’élégance de la prosodie arabe, ils arrivent à exprimer de manière admirable leurs plus profonds sentiments à son égard.

Protéiforme, la demeure de l’amour dans le langage soufi revêt plusieurs types d’appellations établis selon le degré de sa manifestation dans le cœur de l’amoureux (al muhibb) et de l’effet produit dans l’âme de celui-ci. Les principaux termes plus souvent employés par les soufis pour parler de l’amour sont au nombre de quatre : (ḥubb et maḥabba), de même racine, semblent avoir des valeurs proches et le choix de l’un ou l’autre n’obéit pas à des considérations doctrinales mais à des préférences individuelles. Ensuite, (mawadda et wudd), amour-affection qui sont d’origine coranique. Le mot ‘ishq, désir passionné, passion violente et excessive est le moins employé, probablement à cause de son usage dans l’amour courtois. Toutefois, de grands maîtres l’utilisent comme Mansûr al-Ḥallâj. Enfin, (Shawq et Ishtiyâq) sont également de même racine, mais certains maîtres leur accordent des valeurs différentes.

Tout d’abord arrêtons-nous sur la définition de l’amour par d’Éminents Imams soufis qui ont tous accordés une place prépondérante à cette locution : Amour

Pour l’Imam Al Junayd (qu’Allah l’agrée) l’amour : « C’est quand les qualités du Bien Aimé se substituent à celle de l’amant. Cela signifie que l’évocation du Bien Aimé, de Ses qualités et de Ses attributs s’emparent totalement du cœur de l’amant au point de l’imprégner complètement. »

Quant à Ibn Al Qayyim (qu’Allah l’agrée) il définit l’amour en ces termes :

« L’amour ne peut être défini par une définition qui est plus évidente que lui-même. Car les définitions ne font que le rendre insaisissable et imperceptible. Donc sa définition se résume dans son existence car on ne peut décrire l’amour par une description plus évidente que l’amour lui-même. C’est dire que les hommes ne font que parler de ses causes, de ses exigences, de ses signes, de ses illustrations, de ses fruits et de ses dispositions ».

Pour Abou Yazid al Bistami (qu’Allah l’agrée) : « C’est de juger infime ce qui est nombreux de ta part et de trouver grand ce qui provient de ton Bien Aimé même si c’est infime. »

Par ailleurs, toute proche de celle de ses prédécesseurs dans la voie soufi en générale et particulièrement de l’éminent Maitre Ibn Arabi, la conception de l’amour chez Mame Khalifa Niass met essentiellement l’accent sur quatre nominations suivant la pluralité de définition qui en résulte.

Nous allons nous borner à en donner quelques aperçus.

D’abord, à peine dès le bas âge, comme le confirme les sources orales et écrites à notre disposition, le poète prolifique Khalifa Mouhamad Niass Al Kawlakhiyou entama une large production de poèmes de très haute facture. Ce que témoigne le Dr Amar SAMB de l’IFAN dans son fameux ouvrage intitulé Essai sur la Contribution à la Littérature Sénégalaise d’expression arabe.

Ainsi, la tradition raconte que la toute première ode que le poète Mouhamad Niassrédigea reflète les sentiments d’amour qu’il éprouve pour le Prophète (Que la paix d’Allah soit sur lui). Amour qui l’exhorta à formuler des prières afin qu’Allah lui exauce son souhait prématuré d’accomplir le cinquième pilier de l’Islam al hajj ou pèlerinage à la Mecque.

وهب لنا كرما ز ا يبلغنا د يا ر حبك قبل الشيب والهرم

حتى انيخ بمن كانت محبته قبل انفطام وقبل الد رك للحلم

 

Dans cette ode, il s’appuie sur le vocable (al-Hubb) dérivé de (al-Mahabba) pour solliciter auprès du seigneur tout puissant la réalisation de son rêve. Celui d’effectuer le pèlerinage aux Lieux Saints de l’Islam à la fleur de l’âge. Il nous parle ici d’un amour germinatif ou originel, dont la pureté pénètre le cœur (al qalb) et dont la limpidité n’est pas soumise aux altérations accidentelles. Cet amour l’a rendu impatient d’aller visiter les deux villes préférées du bien-aimé Mouhamad Ibn Abdallah (Que la paix d’Allah soit sur lui). Il n’avait à l’époque qu’un seul désir et une seule préoccupation ; visiter la Mecque qui a vu naitre le Prophète (Que la paix d’Allah soit sur lui) et Médine la lumineuse Cité de l’Islam qui abrite le mausolée du Noble Messager (Que la paix d’Allah soit sur lui).

Aussi, dans un autre poème tiré de son célèbre recueil dédié à l’apôtre de l’Islam, Khatimat al-durar ‘ala uqud al-jawhar fi madh seydil bashar  : («  La dernière perle du collier précieux en éloge au maitre des humains  ») (5095 vers), Il s’exprime toujours par le mot (Hubb) et dixit en ces termes :

 

مذ صرت اغد وامسي في حب خير الرجال

 

Dans ce vers d’une beauté étonnante, il expose son amour intensif pour le meilleur des créatures de l’Univers tout entier. En affirmant que tout le long de la journée, il n’a d’autres occupations que celles d’adorer et de vénérer l’Apôtre d’Allah (Que la paix d’Allah soit sur lui). Amour intensif perceptible à travers ce vers dans le poème Qad Ashra Qad : « Mon amour pour toi tyrannise mon cœur ; n’était l’averse de larmes que je répands, mes entrailles bruleraient. »

Force est de signaler que l’expression de l’amour par le mot (Hubb) domine essentiellement dans ses écrits. Par excellence, c’est le terme le plus utilisé par les soufis en générale et par lui en l’occurrence.

Ensuite s’agissant des termes (Mawadda et Wudd), amour-affection, bien que coraniques, il est maintes fois employé par le Poète Soufi Mouhamad Niass al-Khalifa. Ce vocable fait souvent allusion à l’affection ou l’attachement fidèle d’amour, un mot auquel se rattache le nom divin (al wadoud), l’infiniment aimé et aimant. Cet attachement fidèle d’amour est une des caractéristiques divines. Mais d’après l’étymologie cela signifie le fait de demeurer constamment en quelque chose. Le Nom wadd, pieux, attache fixe, ordonné tout ce qui se fixe en terre. Parfois il s’agit d’un amour qu’on éprouve pour une personne avec qui on a des liens de parenté, de fraternité ou d’origine sanguine.

C’est dans ce même ordre d’idée qu’il dit en ces mots :

 

فقلبي ثم ذاتي ثم روح وداد في وداد في وداد

 

S’adressant au Prophète Mouhamad (Que la paix d’Allah soit sur lui), Mame Khalifa Niass évoque que dans son cœur, son âme et son esprit demeure constamment un amour, une adoration comme esclave de l’objet de son Amour, et une très forte Affection pour le Sceau des Prophètes, Mouhamad Ibn Abdallah (Que la paix d’Allah soit sur lui). C’est lui-même Mame Khalifa qui l’affirme : « O quel pitoyable cœur, que celui d’un esclave de l’amour, allié au dépérissement et éperdument fou de la beauté de sa bien-aimée ».

Ensuite, abordons Le terme Shawq, passion charnelle, généralement relié aux pulsions de l’âme, est souvent affecté d’une connotation négative. Aussi, pour mot Shawq, il y avait probablement quelques réticences chez certains maîtres à cause d’interférences avec la poésie profane en plus du fait que le terme n’est pas coranique. Pour Mame Khalifa, ce terme revêt une signification mystique beaucoup plus profonde différente de la définition plus ou moins péjorative comme le considère certains soufis. Raison pour laquelle il employait souvent ce vocable.

Les auteurs de ce type d’amour sont souvent surnommés les (mushtâqûn). Et pour la plus part des Maitres, le Shawq, à la différence de l’ishtiyâq qui ne peut trouver aucun repos, s’apaise lors de la rencontre et de la vision du bien-aimé comme l’a mis en vers notre poète dans un de ces odes : « O mon maitre ! Gratifie d’une union ou d’une rencontre la victime d’un amour, bien éprouvée tant elle brule de te rencontrer ! » ; En plus, chez Mame Khalifa Niass le Shawq revêt plusieurs degrés différents. Dans son célèbre Diwaan : Al kibritil al-akhmar fi madh al qutb al akbar : (« Le souffre rouge dans les louanges du plus grand pôle ») (3246 vers) il insiste sur ce terme pour citer divers degrés d’intensités de son amour pour le Grand pôle Abûl ‘Abbas as-Shaykh Ahmad at-Tijânî. Il procède à un style prosodique appelé en arabe Tawriya pour enseigner en même temps les mètres Bûhûr de la poésie arabe. Il dixit :

 

ان لي شوقا طويلا وبسيطا ومديدا

 

Je (Mame Khalifa) ressens pour lui (as-Shaykh Ahmad at-Tijânî) un amour allongé (allusion au mètre dit Bahru Tawîl), un autre étalé (allusion au mètre dit Bahru basît), enfin un amour prolongé (allusion au mètre dit Bahru Madîd).

Toujours dans ses écrits, Khalifatoul Hajj Mouhamad Niass emploie le terme ‘ishq ou amour éperdu.

Pour Hallaj « Le ‘ishq n’est pas plus intense que l’amour, mais l’amoureux (‘âshiq) en est privé tandis que l’amant jouit de son amour ». C’est un amour extrême ou comble de l’amour. Pour affirmer son rang de première position parmi les amoureux de Cheikh Ahmad at-Tijânî (ce qui fait sous-entendre qu’il en est de même pour le prophète Mouhamad PSL). Il affirme :

اخال كل جميع العاشقين له في الحب تحت اماراتي ورايات

 

Dans ce vers il atteste que son amour extrêmement infini pour le Maitre Abûl Abass ou encore de Mouhamad Ibn Abdallah (Que la paix d’Allah soit sur lui) surpasse très largement celui des autres Maitre y compris même les plus éperdus d’amour parmi les soufis. Il s’agit ici d’un amour fort et intense. Qui peut même parfois enivrer l’amoureux ou impliquer un enroulement d’Amour, iltifat al Hubb qui enveloppe l’amant al muhibbau point de l’envelopper de toute part. Lui-même Mame Khalifa affirme quelque part dans ses écrits pour corroborer cet aspect d’Amour infini et éternel : « C’est de toute éternité que mon cœur s’est épris d’affection pour mon maitre (Ahmad at-Tidjani) et non pour Zainab ou Asma’. » ou encore comme dans ce vers : « O Censeur qui, après maints avertissements, me rapproche ma passion pour mon maitre, mets donc un terme à tes blâmes, car des avertissements m’invite à l’aimer d’avantage ».

Mame Khalifa Niass était parmi les soufis qui désiraient le Prophète (Que la paix d’Allah soit sur lui) sans désir. C’est à dire qu’il n’aimait point le bien-aimé pour une quelconque récompense mondaine ou un prestige éphémère. Mais il l’aimait plutôt pour le reflet de la Réalité Mohammadienne (al Haqiqa al-muhammadiya) depuis le jour où les âmes ont toutes répondues à la souveraineté divine. Lorsqu’ Allah interrogeait : Ne suis-je pas votre Seigneur ? Et nous répondîmes. Tout à fait !

Comme disait Junayd : « Dieu a interdit l’amour à celui qui conserve des attaches (dans ce monde) » En effet, l’amour conduit à l’extinction de l’être et donc au sommet de la voie spirituelle.

Yaḥyâ b. Mu‘âdh a exprimé cela de manière radicale : « Un grain de moutarde d’amour (image coranique) est préférable à 70 ans de dévotion sans amour ».

Au-delà des aspects plus ou moins complexes et détaillées des étapes et des stations qui désignent la voie spirituelle, deux termes semblent destinés à désigner les degrés les plus hauts de cette ascension : l’Amour et la Connaissance (maḥabba et ma‘rifa). Ainsi, Bisṭâmî avait annoncé cette conjonction au sommet de la quête spirituelle en ces termes : « La perfection du degré de gnostique est de se consumer par amour ».

Toutefois l’Amour constitue l’origine, le fondement et le moteur que véhicule la poésie de Mouhamad Aminata Niass. Quiconque lit ses ouvrages de fond en comble se rend aussitôt compte qu’il n’a qu’une seule et unique source d’inspiration, ce feu intérieur qui ne s’éteint jamais : l’Amour et du Prophète et de Cheikh Sidi Ahmad at-Tijânî (Qu’Allah sanctifie son secret). Face à ses écrits, l’on a toujours l’impression d’avoir à faire à une révélation divine ; le Prophète (Que la paix d’Allah soit sur lui) ne serait-il pas celui qui lui dictait ses odes ? En tout cas, ses œuvres surpassent l’Ordinaire pour ne pas dire l’Extraordinaire, d’ailleurs c’est son frère même Cheikh Ibrahima Niass Baye qui l’affirme : « Mame Khalifa Niass est le génie oratoire dont le verbe a laissé interloquer Sahbân » ; les talents de notre poète sont inégalables et sa maitrise incontestable de la langue arabe, de la grammaire et la rhétorique pour ne citer que ceux-là.

Pour boucler la boucle, il nous suffit de reprendre les mots de son fils Ahmed Khalifa Niass qui s’exprime en ces termes comme pour nous permettre de conclure : « Mame Khalifa Niass, évoque l’amour profond et sans frontières, au point de se diluer dans l’Être Aimé. Ce, et d’autant plus que le lien avec l’Être Aimé, en l’occurrence le Prophète Mohamed, et lui défie l’espace et le temps au point de les annihiler. Il se nomme Mohamed aussi, tout comme Abdoulaye est son père ; Aminata, sa mère. Il est né un certain lundi, pour mourir un certain lundi aussi. Diluer tous les lundis dans le lundi avec L majuscule c’est, aussi, annihiler le temps. Diluer son Mhmd dans l’autre Mhmd, idem pour l’ascendance, cela annihile l’espace qui sépare les deux Mohamed. Par la méthode de l’amour sans fin. Au point de cesser d’exister pour que lui seul existe. Plonger dans les odes de Mame Khalifa Niasse, c’est simplement se promener sur la voie lactée. Que d’émerveillements ! La beauté se succède à elle-même, plus intense, plus belle que jamais. Oh ! Prophète, si nous savons t’aimer au point de pénétrer la réalité Mouhamédienne, à la fois source et aboutissement, tu es pour nous le commencement, tu es pour nous l’aboutissement. Toutefois nous demeurons perplexes, car ne sachant pas distinguer l’aboutissement du commencement, ni le commencement de l’aboutissement ».

Qu’ALLAH (qu’Il soit Glorifié et Exalté) dans sa Magnanimité, soit Satisfait de Khalifa El Hadji Mouhamad Niass, le Rétribue largement chaque fois que, dans un bosquet, chante une verte tourterelle ou que la brise dérobe son parfum au verdoyant jardin fleuri… Amine.

« Seigneur accorde la bénédiction et la paix au Prophète tant que se fera entendre le roucoulement d’une colombe ! »

« Ô mon Dieu ! Prie sur notre seigneur Mohammad qui a ouvert ce qui était clos, et qui a clos ce qui a précédé, le soutien de la Vérité par la Vérité et le guide sur Ton droit chemin, ainsi qu’à sa famille, selon sa valeur et à la mesure de son immense dignité »

Babacar TOURE (NayloulMaram)
Département de Civilisations et Littératures Arabes
Université Cheikh Anta Diop de Dakar
Coordonnateur du Cercle d’études autour de la Vie et l’œuvre
De Khalifa Mouhamad Niass (C.E.V.O.K)

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